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Mots Fous
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17 avril 2012

En lettres haïtiennes

 

1

       En lettres haïtiennes

                                                            Regards croisés 2009-2012

                                                       Notes de lecture

                                                                           Thélyson Orélien

  

                                                                              Thelyson

                                                                                Poèmes déshabillés

                                                                 suivi de Fragments de voix

                                                                              Edilivre, Paris, 2011

 

 

 

« Je ne suis

Que moi-même

Ne suis que rien

Un homme à l’envers

Un monde à l’envers dévirginé »

 

Thélyson Orélien nous offre la nudité du verbe. A prendre ou à laisser. Avec une douceur de ton et de forme il nous emmène à travers les courants, les déliés, le vides et les pleins du corps sublimé, du corps astral, austral, magnétique. Magique ? Un corps qui «

 

avait la forme de mes bras / l’espace de mes yeux ». Il nous entraîne dans un voyage immobile mais (in)augural.

«

 

Et nous avons fait l’amour / jusqu’au verso du temps ». C’est bien de l’amour qu’Orélien nous parle. Et de lui. Il sait que l’amour comporte des risques, des écueils et des revirements. Il sait bien que l’amour est une substance qui peut brûler l’esprit aussi sûrement que l’eau enflamme le sodium. Et pourtant il franchit le pas, se jette à l’eau et nous lance ses vers comme des étincelles du milieu de l’océan. Sa marche nue dans la lumière de cet amour n’est pas un choix, mais une nécessité. L’homme n’a pas le pouvoir de décider, comme les loups il suit son instinct. Il n’y a ici ni bien ni mal mais seulement l’évidence de l’action associée à la volupté de la pensée.

Il nous dit son désarroi face à la solitude, à l’absence de l’être aimé, et aussi à l’absurdité de n’être qu’une goute de chair éperdue à la conscience du vide. Il nous rappelle la perte originelle qui sépare les sexes et les enferme arbitrairement. Il y a la blessure de celui que l’esseulement fait replonger dans la douleur et la mélancolie plus profondes de la séparation irrémédiable qui l’a vu naître homme. Cette coupure franche qui nous fait passer de l’indistinct à l’individu. D’un monde à l’autre, avec un aller simple.

Ce que les mots s’évertuent à découvrir «comme une courte / et assourdissante folie », c’est bien le mystère du temps, le mystère du silence indissociables de l’absence. Du vide. Tel un mystique sans confession, sans plus d’attache, avec toujours au premier plan cet amour, l’ancien amour, qu’il croit étoile du berger à même de guider ses pas mais qui s’avère étoile filante ne laissant derrière elle qu’un sillage de soufre et la douleur au ventre. Puis le creusement, l’affouillement de cette douleur jusqu’à atteindre la perle noire au centre pour « redire l’aveu / l’abime / ou la spirale de l’extase / dans le vide prononcé ». Déconstruire chaque parcelle de sentiment pour de ses infimes réminiscences espérer refaire exister l’être aimé. Recréer le présent de l’amour, cet Eden d’où il a été chassé sans crier gare « pour un débris de pain frileux ». Mais il n’est pas dupe. La douleur aiguise l’intellect. Il grandit. Il sait intimement qu’à défaut, ses poèmes de l’absence lui serviront tôt ou tard à conjurer un nouvel amour.

Dans l’écriture d’Orélien il y a le souffle et le rythme, le savoir intime du rythme. La maîtrise des espaces de silence qui fondent les mots et les vers. Ces vides et ces absences sont à lire au même titre. Ils font écho à ce vide existentiel et pour cela constituent parfois le coeur du poème. De la faille séparant deux versets surgit un autre poème non dit, non verbal, plus grave et plus profond, venu du lointain du songe ou de l’inconscient. A nous d’en percevoir les formes dans la transparence. Le poète nous convie parfois à un tango, comme il le dit, mais plus souvent au rythme du kompa ou de la musique racines de son pays. Il y a la mélancolie des corps qui chaloupent nonchalamment pour oublier tout ce que la vie apporte de privations. Le

 

« rythme fatigué de la main », comme il est annoncé dès le premier poème. Une main qui de 6

crainte de tout perdre, de se perdre, s’efforce

 

« de tout écrire / de tout produire », jusqu’à l’épuisement.

Le poète nous montre la lumière. Dans un pays qui ne finit pas d’en baver au rythme des séismes, des cyclones et des dictateurs, dans un pays où manger est pour beaucoup une activité moins que quotidienne, dans un pays où l’idyllique beauté semble tromper si sûrement les hommes, la vie ne pourra malgré tout être complètement éradiquée.

Dans un pays blessé, écorché, aux chairs encore béantes, il reste place pour l’humanité. Et pour l’amour.

Les poèmes de Thélyson Orélien déshabillent l’âme d’une certaine liberté.

 

Arnaud Delcorte,

 

Pennsylvanie, Septembre 2010.

 

 

Pierre Moïse Célestin

Pierre C Moise

Un coeur sous les décombres

 Editions Bas de Page, Haïti, 2010

Pierre Moïse Célestin marche dans les décombres des coeurs pulvérisés par le séisme de ce mardi qui « n’a pas de nom ». Comme annoncé dès le premier poème, il en cherche désespérément l’issue, bonne ou terrible : « Entre l’écho du sang / et l’apparat du vide / je cherche mon point de terre ». Il tâtonne dans les ténèbres et s’écorche les doigts en quête d’une anfractuosité : « Et par quelle blessure / trouverais-je la route / menant à ce pays / rayé de cette carte ».

Un long essai, une suite de tentatives pour conjurer la perte et renouer avec la vie, encore et encore :« mais comment parler d’amour / devant le séisme des pétales / le tremblement des coeurs ». Une entreprise pour verbaliser l’abîme, versifier la souffrance qui ronge l’être, qu’il espère rationnaliser pour mieux l’évacuer : « J’ai dans la poche toute l’équation de la douleur ». Une succession de stations sur le chemin du deuil d’un peuple.

On trouve des pépites et des fulgurances venues de loin, malaxées, rebattues par la terre aveugle, ou peut-être sont-ce des tessons brillants bris d’espérance(s) dans la caillasse et les corps mélangés :

 

«J’ai le coeur qui saigne dans ma paume / Et le soleil est un vertige au flanc des femmes (…) » ; « J’ai tes mains et ton odeur comme repère / car depuis ta blessure sur ma peau / je suis redevenu homme parmi les vivants et les morts. » Le souvenir encore pour s’y lover : « J’épouse la mer et le fonds marin de tes yeux ».

C’est une marche de funambule entre le vide de l’absence et la lumière de l’étoile qui guide le retour parmi les hommes. Nuit et étoile, lampe et flamme. Des mots qui reviennent souvent dans l’écriture de cette rev(en)ue du sinistre. Comme la lueur témoin d’espoir qu’on aperçoit d’entre les gravats. Pierre Moïse Célestin nous fait passer avec lui de l’ombre à la lumière, et par l’écriture espère assurer sa rédemption et, peut-être, la nôtre. Une sortie lente et graduelle du cauchemar, remontée des abysses vers les rayons diffractés qu’on voit jouer à travers la surface :

 

« La lumière a des attouchements de velours / et de braises ardentes / allumant des lucioles au creux des épaules ». 9

Il y a un coeur sous les décombres. Un coeur en vie. Un coeur qui bat. Fort.

 

Arnaud Delcorte,

 

Bruxelles, Mai 2011.

 

 

Jean Watson Charles

&

Wébert Charles

watsonwebert charles

Pour que la terre s’en souvienne

 Editions Bas de Page, Haïti, 2010 11

« L’exil que nous fuyons »

C’est un siècle nouveau. Deux hommes avancent seuls dans les rues éventrées de Port-au-Prince et leurs voix semblent ricocher sur les briques éclatées, les conduites arrachées, sur la caillasse amoncelée, dans un brouhaha de fin du monde. C’est une marche à travers les reliefs du souvenir et de la séparation. Leurs inflexions alternent à nos oreilles comme une conversation douce-amère qui pourrait bercer les enfants qui ne comprennent pas encore le sens des mots. Ou les adultes déboussolés dans le vacarme des apparences de la Babel moderne. Ils se parlent sans vraiment se répondre car c’est en réalité à la terre et au ciel, aux éléments et, parfois, aux femmes qu’ils s’adressent.

 

‘Pour que la terre s’en souvienne’

 

et un journal de l’errance et de la convalescence après la destruction, un testament pour la mémoire, qu’on aimerait effectivement pour la terre, si seulement elle pouvait se souvenir, mais dont on se contentera qu’il reste marqué dans la mémoire des hommes.

Des souvenirs de l’avant jonchent le parcours «On s’aimait / Comme on va à la banque » ; « Nous n’irons plus à la mer / Par ce chemin ouvert au silence » ; « Je ne parviendrai jamais à t’écrire / Tous les murs plantés sur mes errances / Ni la mer dans mes mains ». Mais le poète n’est pas dupe : « Ici toute mémoire est un leurre ». Le refuge du souvenir est un mirage. Autant que les coeurs battent, autant que les ventres ressentent la faim et le désir, le monde est là, tout autour, en mouvement. Il n’attend pas et il faut (sur)vivre. L’homme ne peut compter que sur lui-même.

Après le traumatisme du séisme, l’abasourdissement et l’immense fatigue («Désert dans mes yeux humides / Hormis mon sexe » ; « Mon coeur est un vieux moteur qui ne tourne plus »), la difficulté d’être et de parler (« Je ne parviendrai pas à te dire / Tout ce que le monde a connu ») viennent les 12 questions ; celle par exemple du départ : «Partirai-je loin de mon île / La folie dans la gorge / Comme une langue coupée ». Mais la question est probablement oiseuse, car comme le note Wébert, l’exil, pour chacun des Haïtiens victimes du bouleversement, est déjà là, à l’intérieur. L’exil est devenu un état de fait, car si beaucoup des Haïtiens ont survécu, c’est le monde qu’ils connaissaient qui s’en est allé. Le départ, dans une étrange démonstration par l’absurde, pourrait-il y remédier ? Plus profondément encore les mots du poète révèlent que l’état d’exil fait partie de chaque être humain, de notre condition. Ne sommes-nous pas irrémédiablement enfermés dans le bagne doré, l’îlot de nos individualités, étrangers au monde et aux autres que nous dévisageons sans toujours les comprendre ? Ne sommes-nous pas abandonnés dès la naissance dans cet espace dur et dépourvu d’émotion, sans savoir et sans raison, à la merci de la moindre bourrasque, dans un exil quotidien ? Et les subterfuges dont nous usons, les illusions que nous construisons ne nous seront au final d’aucun secours : « L’exil que nous fuyons / Nous appartient / Plus que ces faux dieux / Qu’on invente et qui nous tuent »

Heureusement la beauté ravive les sensations et annonce l’espérance, d’abord par bribes : «Je rallume les fresques sur ton visage » ; « Chaque clarté est en moi / Comme une lueur à tes soifs / Chaque écho est un réveil à mes sens ». Puis en grands mouvements solaires : « Dites aux chants des oiseaux que nos mains reprennent la bannière ». Livré à lui-même, c’est en lui que l’homme puise les ressources du renouveau : « J’ai appris à hurler / dans les crinières du jour / A traverser les larmes ».

La poésie de Wébert et Jean Watson Charles s’instille en nous progressivement et aussi sûrement que l’eau engorge le sable à chaque marée sur Ibo beach. Par petites touches, dans des textes courts, matures voire sereins (souvent plus sereins chez Jean Watson : «

 

Et j’attends tes jambes / Comme des fruits annoncés » que chez Wébert : « Quelle mère est-elle la mer / Mais quelle merde ! »), 13

elle construit un palais de vent où il fait bon séjourner. Une poésie en fragments de bois flottés portés par l’écume et éparpillés sur le rivage, des parcelles d’un navire imaginaire à réassembler pour cingler vers d’autres sphères. Une poésie où la souffrance et le questionnement («

 

Comment écrire / Si les mots sont vides / Et les pages remplies / Si les marges marchent à reculons ») font parfois place à l’espoir. Où la douleur côtoie le sexe (« En moi / Il y a la mer à conquérir / pour trouver le bleu de ton pubis »). Où de la solitude surgit la quête (« Je cherche le chemin / Où les coeurs meurent par manque / D’amour et d’alcool ») et la trouvaille (« La mémoire utopique ment »). Il y a souvent une grande communion dans le style et le propos des auteurs, déjà frères par le nom, qui donne au recueil unité et force. Une poésie qui touche parfois au cosmique : « J’invente la mer / Et les ressacs / Mais le silence / Ne supporte plus / L’invagination des corps célestes ».

C’est un siècle nouveau, avec ses calamités et ses merveilles. C’est un siècle qui exige de nous et de nos dirigeants lucidité, responsabilité et générosité, au risque d’être balayés au rythme des ouragans, des sécheresses et des séismes. Il est loin le temps du combattant de la négritude dont Sartre dans son ‘Orphée noir’ nous disait : «

 

Il se veut miroir et phare à la fois ; le premier révolutionnaire sera l’annonciateur de l’âme noire, le héraut qui arrachera de soi la négritude pour la tendre au monde, à demi prophète, à demi partisan, bref un poète au sens précis du mot ‘vates’ ». Il est loin le temps où les poètes exhortaient leurs compatriotes à s’unir aux masses laborieuses du monde sous la bannière rouge « Debout les damnés de la terre / Debout les forçats de la faim » (Jacques Roumain). Et pourtant les mots de ces jeunes poètes haïtiens font échos à ceux de leurs illustres prédécesseurs, comme par exemple ceux de René Belance « J’ai mon âme plus grande que le spectacle de ma désolation. Je porte en mes yeux la nostalgie de mes déserts perdus. J’ai mes racines lointaines que perd la frondaison. » Ou ceux d’Anthony Phelps « Je porte en moi la densité de la nuit / Et les insectes font l’amour sur mes mains inutiles».  Et pourtant, ces deux hommes d’Haïti qui chantent la souffrance, le désenchantement mais aussi la joie et la jouissance en sont les dignes héritiers : « J’écris / Pour effacer nos années-lumière / Mais l’ivresse vient de partout / et me traverse » ; « Mille lieux m’habitent / Et les coeurs ont le nom des promesses ». Parce qu’au-delà des époques, des tempêtes et des soubresauts des sociétés et de leurs idéologies, voire de la couleur de peau, la condition humaine est une. Et pourtant, comme le dit encore Sartre : « Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus ».

 

Arnaud Delcorte,

Bruxelles, Novembre 2011.

 

 

Fabian Charles

Fabian Charles

Anonymat

L’Harmattan, Paris, 2012

 

 

La vie sur Mars

« Tout commence par le vide »

Quand on voit débouler ce plutôt grand homme à l’élocution mesurée, voire lente, on ne se doute pas de ce qu’il a dans le ventre. Son origine mélangée n’est pas devinable. Pas plus que son histoire. Il est en transit à Paris comme il pourrait être à Los Angeles ou à Bombay. Il est jeune mais son attitude dément la jeunesse. Ses paroles sont choisies car il ne souhaite pas heurter mais on y sent poindre la résolution. L’homme est calme. Sa fougue il l’écrit.


« Tout commence par le vide »

Entrée du poète en pied de nez à l’Evangile2 dans un texte où « les toiles d’araignées / s’étirent dans des bouteilles d’eau » sous « la main désarmée / d’un dieu / conscience sans parole ». Ses mains à lui sont « blanchies / pour nous rendre l’enfance ». Une entrée en matière qui donne le ton.

Qu’il soit d’Haïti ou de Mars, Fabian Charles est un homme du monde, un homme de son millénaire, homo urbanus qui questionne les frontières et les genres et, à l’inverse de l’image polie, lumineuse et consciencieusement marketée du « métrosexuel »3 qu’on a essayé de nous vendre à défaut d’autre chose, son questionnement est pétri de douleur, d’inquiétude et d’incertitude. Il ne renie pas à l’homme et à la femme moderne leur part d’ombre, leur profondeur. À sa manière détournée, il questionne l’homme qu’il est, et l’humain, non vraiment en creusant l’histoire mais en puisant au présent et à cette courte traîne de souvenirs 17

qui brille derrière lui (Nous ne sommes plus à la page 68 / ni 86 / ni aux temps des printemps arabes / ici nous ne connaissons qu’une saison). Il y a du dandy en lui, il le sait et il le revendique (Artiste=Dandy), toujours cherchant le juste équilibre entre superficialité et profondeur (on m’a donné nom de poète / pour que je perde tout nom de plume), entre honnêteté et exhibitionnisme, voyeurisme et gravité. Un jeune homme qui prétend qu’il «rêve d’être un adulte / pour déshabiller les écolières ». À l’intérieur du poème, Fabian Charles joue consciemment avec son image comme le chat avec la souris. Il s’expose sans se montrer, révèle sans se révéler. Souvent même il brouille les cartes, peut-être pour préserver un certain anonymat. Peut-être, poète dépersonnalisé, garçon-miroir, pour nous renvoyer nos images, notre image, ou nous faire voir comme la Pythie. Il nous dit d’ailleurs qu’il est né « avec une coiffe ». À nous donc de savoir lire entre les lignes.

Derrière cet «Anonymat », Fabian Charles joue de symboles, religieux ou profanes, et de fétiches. L’un d’eux est cette pomme d’Adam, indice de notre masculinité qu’il fait se « bloquer dans notre gorge / pour permettre de crier plus fort », jouet d’une Ève qui comme dans le tableau de Magritte peut masquer la forêt, à moins que ce soit l’inverse, Ève cherchant l’anonymat dans la luxuriance (ton clitoris / envahit les chênes), sur le sexe de laquelle il voudrait « coudre un nuage ». Et qui est vraiment cette Ève, femme-mystère ou mystère de la femme s’invitant dans bien des poèmes ? Figure de la Bible ou du Vodou ; Erzulie Freda, l’amoureuse tendre, ou Erzulie Dantor, la passionaria ? Femme à la fois amante, siège de la gestation et médium de l’osmose entre les sexes. Femme-jumelle et sempiternel objet d’interrogation avec qui il transgresse les frontières dans une esthétique de l’ambiguïté qui peut rappeler Genet, jusque dans l’artifice (mon pantalon / s’est mouillé dans mes menstruations ; je me suis fait poétesse matérialiste).

 

mes seins

accolés aux tiens

s'allaitant à l'infini


Les seins. Ceux de la femme et de l’homme rendus indiscernables. Ceux d’autrui et les siens. Seins et sexes parcourent le poème tantôt dans les jeux de l’amour, tantôt dans la profondeur de la tragédie (le ruban rouge du sida / enveloppe la citadelle de New York / s’enroulant sur le sexe pur et sain des Haïtiens). Qui du reste ne sont jamais très éloignés l’un de l’autre dans le texte. Ses fétiches, le poète les brandit ailleurs dans l’acte d’insurrection face à un pouvoir aveugle ou insane (madame la présidente / veuillez détacher les lames de rasoir / de votre sexe / pour la naissance d’un monde propre). Comme le dit Lawrence Ferlinghetti, « le poète est celui qui détient l’éros, l’amour, la liberté, par conséquent il est l’ennemi naturel de l’état policier, il est l’ultime résistance. » 4

4 Lawrence Ferlinghetti, « Poetry as insurgent art », 2007.

Fabian Charles rend au poème des fragments d’information, des fragments de présent ou d’histoire, digérés et transformés par son regard et par sa main, en témoin direct du brouhaha culturel, dans une appropriation qui rappelle un Basquiat, voire parfois un Neo Rauch lorsqu’il laisse poindre les élytres de l’inconscient (débordement de chiens / sur spermatozoïdes / toute nouveauté est folie.) Le kaléidoscope d’un monde explosé reflété par le poème. Nourri de multiples références à la culture populaire, de la plus légère à la plus prégnante (pourtant tout n’est qu’étranges fruits / pendus aux arbres). En passant il assène son identité et celle d’un peuple : « je suis Haïtien donc beau ». Et n’oublie pas son histoire, qui s’immisce par bribes où on ne l’attend pas (que Vertières soit plus magique que Waterloo). Il tente de faire sens du brassage anarchique de cette histoire, des histoires, préalablement mises à plat et à égalité, comme il se doit, dans le creuset de ses paumes. Les yeux de Fabian Charles sont des fenêtres grandes ouvertes sur un monde où les avions déchirent l’azur dans le vacarme pour débarquer leurs flots de touristes 19

au milieu des peuples qui crèvent de faim, où des hommes jouent du fusil sur des enfants et pissent sur des cadavres. Un monde où l’artiste en vogue exhibe un dictateur agenouillé en prière ou un pape écrasé par un météore.

 

5 Où en fin de compte la télévision aura vaincu la révolution.6

5

Maurizio Cattelan, « Him », 2001, et « La nona ora », 1999.

6 Gil-Scott Heron, « The revolution will not be televised », 1970.

On lit plusieurs des poèmes comme on visite la scène d’un crime irrésolu. Parce qu’insoluble. L’auteur joue avec les références et les modèles, peut-être pour s’y mesurer, comme nombre de grands artistes avant lui (la perte du je / le devenir autre). Mais l’agglomération laisse perplexe à première vue car le tableau fourmille de détails et la pensée est hautement non-linéaire quand elle n’apparait pas surréaliste. C’est peut-être là une des forces de ce recueil, qui près d’un siècle après le mot d’Apollinaire et l’aventure de Breton nous suggère qu’à travers le flot d’informations simultanées et contradictoires, à travers la multiplication du moi en d’innombrables avatars virtuels, à travers la répétition quasiment automatique, à une cadence extrême, des évènements et des exactions (même le climat s’emballe), ce monde est devenu un théâtre surréaliste où tout ce qui était auparavant refoulé ou rangé s’expose ouvertement et chaotiquement, à la vitesse de la pensée ou de l’électron.

Un monde enfiévré auquel l’homme paie à son insu un lourd tribut. Et le poète ailleurs vif, à la langue dopée par le mouvement et le choc des couleurs, laisse alors la place à la gravité ou cède à une lassitude qui semble issue du fond des âges.

 

moi pauvre homme perdu dans le vingt et unième siècle

je ne puis me porter à aucune affirmation

aucune certitude

à propos d’un monde possédant

une vitesse

supérieure à la mienne


Il nous donne ainsi de très belles pages. Des images lapidaires en connexion forte avec l’être, le néant et le secret murmure de l’univers ailé qui réinvestit la parole.

 

Roses noires

laissent épines

sur dos noirs

la nuit quitte les dimensions

strass d’abeilles

sans rayures

cacochymes


Le poète nous assure que «Le ciel est rouge à Athis Mons », banlieue parisienne dont le nom évoque l’Olympus Mons de Mars, vision altérée ou nostalgie d’un ailleurs. Qu’il soit d’Haïti ou de la planète rouge, Fabian Charles élève une voix nouvelle et sûre dans notre atmosphère. Une voix qui fait vibrer la vie, même dans l’air raréfié. Une voix qui réitère ce mystère tonitruant de la vie.

 

Arnaud Delcorte,

Bruxelles, Avril 2012.

 

 

Jean Watson Charles

watson

Plus loin qu’ailleurs, 

Inédit. 

 

L’au-delà de la mer


J’ai fini par comprendre

Que ton coeur qui saigne

N’est que ce lambeau de terre

Livré à la mer

Et depuis j’ai jeté mon regard

Comme en écho

La mer que tu adorais tant et qui fut la dérive

De nos peuples

De toutes nos souffrances

Car ce grand soleil

Que tu portes en toi

Est la brèche de nos souvenirs

Et de nos errements


Où tourner le regard quand le monde aimé et l’espoir des hommes semblent sur le point d’être engloutis, comme une Atlantide épuisée, par les flots de l’océan souverain ?

Dans son dernier ouvrage, Jean Watson Charles creuse courageusement une veine intérieure unique et grave. Le thème le plus récurrent est sans conteste celui de la mer, cette mer qui baigne son pays et sa poésie, une mer que le coeur, le corps et les yeux de l’aimée viennent habiller d'humanité. La mer, omniprésente en Haïti, est vraiment ce miroir de l'âme que le poète ne cesse d'interroger pour faire sens de sa présence au monde. Son alter ego symbolique. Son lyrisme « réaliste », on pourrait même dire son romantisme, entraîne le lecteur vers d'autres sphères, des espaces où le monde semble baigner dans la spiritualité. Où des lueurs fantomatiques apparaissent et s’estompent dans une atmosphère souvent mélancolique. Le rythme est plutôt lent, balancé, peut-être celui de la houle, et les sons du poème murmurent comme un filet d’eau qui s'écoule entre les pierres et invite à la songerie ou à la méditation. Il y a à la fois un souffle et une retenue dans l'architecture et la pose des vers. Avec ce rythme et la reprise constante du thème on pense presque à une pièce religieuse, incantatoire, prière, psalmodie ou mélopée. Mais il s’agit plutôt du mouvement de la terre, des éléments, mouvement archaïque, primordial. Le bris infiniment répété des vagues sur le rivage.

À travers l’image de la mer, celle du pays des origines ou celle qui l’en sépare, Jean Watson Charles écrit la difficulté de l’exil, comme il est apparent dès le premier poème «

 

Je ne verrai plus mon pays » ; « La mer des caraïbes est en moi ». Une thématique de l’exil que le poète avait déjà abordée dans son livre précédent, co-écrit avec Wébert Charles, « Pour que la terre s’en souvienne ».7 Le poète est loin de sa terre natale mais il en porte la mer en lui, métaphoriquement illustrée par ce coquillage, conque dans laquelle on croit encore entendre les échos anémiés du ressac originel. Il exprime sa crainte de perdre à jamais cette vie d’avant l’exil, à mesure qu’elle disparaît dans la distance, dans les brumes de la mémoire. En réalité, l’espace ne fait qu’accroître une condition d’exilé que le temps nous impose déjà à tous. Il concrétise par l’éloignement physique l’exil du passé et des relations disparues. Et le poète se fait dépositaire de cette mémoire : « Les hommes / Sont des voyageurs portant leurs mémoires / Au fond de leurs yeux».

Comme chez Jean-Baptiste Tati-Loutard (« Sur ma route je ne cueillerai ni herbes ni cailloux / J’ai algues et graviers plein le coeur / Où la mer pourra réciter à son aise / Mille scènes dont l’Afrique ne veut plus »8), la mer occupe une place centrale car d’abord indissociablement liée à la richesse de l’enfance et de l’adolescence au pays, puis symbole absolu de l’écartèlement des siens, évoqué parfois à travers la tragédie de l’esclavage chez l’auteur congolais et, chez Watson Charles, par l’éloignement mais surtout en filigrane par cette vague de mort qui a balayé Port-au-Prince en janvier 2010.

 

Tu comprendras que cette terre

Est un amer linceul

Que je porte parmi tant d’autres

Tel un tabou d’un siècle ancien

 

Un style très différent de «La mer écrite » de Marguerite Duras9 et pourtant, encore, une convergence dans le souvenir et dans la séparation d’avec ceux qui sont partis à jamais (« On ne peut pas arrêter ce bleu, ces trainées de poussière bleues des cimetières des enfants. On souffre. On pleure. ») Mer mystérieuse, changeante, inconnaissable, opaque, lieu des transformations, comme le sein de la mère ou les ombres de l’inconscient. Incertaine comme la vie et comme la mort. Cette mer et sa symbolique complexe obsèdent le poète, car comment la réduire à la feuille de papier : « Je t’écrirai la mer les caraïbes », « De la mer je l’écrirai » ; Il y a même identification et inversion au point que, vers la fin du recueil, le poète semble renoncer et rend sa plume à cette mer qui le tourmente : « Seule la mer peut t’écrire la danse de mes angoisses ».

Watson Charles semble avancer à tâtons dans la vie, toujours entre errances et errements, à la dérive depuis que la chaîne d’ancre l’enracinant à son île a été rompue. Heureusement, à son secours, il y a celle à qui le poète s'adresse souvent, double féminin qu’il questionne («T’ai-je dit / Que nos corps se ressemblent / Même à l’inverse du miroir »), rassure ou console : « Et je viens vers toi avec les mots qui ne savent pas nos souffrances ». Celle qui, en échange, lui apporte la volupté et le soulagement mais, plus fondamentalement, à travers l’acte d’amour, le fait constamment renaître à lui-même : « C’est par ta naissance / Que je deviens homme ». Enjoué, il est à nouveau prêt à glaner les perles comme des morceaux de ciel. Il retrouve une raison de vivre dans la beauté des (re)commencements.

 

Je t’ai offert les nuées

Car ici ton corps

Est mon premier voyage

Où l’homme peut-il encore chercher le réconfort quand la planète bleue lui réclame son dû ? Quand les villes dévastées agonisent «dans la puanteur des cris » ? Quand le corps des fils « que la terre a oubliés » « n’est qu’un Dieu menteur » ? Peut-être faut-il alors renouer avec nos lointains ancêtres et faire acte d’humilité. Peut-être faut-il réapprendre à accepter que nous ne serons pas les vainqueurs, qu’il existe une main plus forte au-dessus de nous. Trouver solution et félicité en ce que : « Sans récepteur sensible, la nature reste muette, sans couleurs, sans parfums. C’est en nous, par nous, grâce à nous, que le nombre devient harmonie. »10 Cultiver le meilleur en nous, surmonter cette peur de « dire les battements de mon coeur » et regarder vers cette mer à la fois cruelle et bonne avec respect, acceptation et apaisement, pour jeter les bases d’une nouvelle alliance avec le monde. Et ainsi « Rendre à l’eau l’image que nous portons. » 11


Peut-être faut-il enfin, comme le poète Jean Watson Charles,

 aimer ce « grand désordre » et se laisser prendre la main « Pour s’ensommeiller dans la mer ».


Arnaud Delcorte,

Bruxelles, Avril 2012.

 

 

2. Entretiens

 

 

Fred Edson Lafortune

&

Arnaud Delcorte

lafortune

D’un silence à l’autre,

Entretiens, 2009.

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Fred Edson Lafortune:Arnaud Delcorte,ton tout premier livre de poésie intitulé


"Le goût de l'azur cru"vient d'être publié par le Chasseur Abstrait Éditeur,pourquoice titre?

Arnaud Delcorte: Ah, je suis heureux que tu me poses cette question!Ce titre est issu d’un commentaire de mon amie et poète Catherine Boudet concernant mes écrits (ou un texte en particulier, je ne me souviens plus exactement).J’ai adoré cette formule et lui ai immédiatement demandée si je pouvais l’emprunter pour intituler mon premier recueil car ça s’imposait comme une évidence.Ce qui fut fait.Le «Goût…», c’est peut-être au premier degré celui de la chair, de la viande crue mais alors ce serait une chair «cosmiquement» investie au point de devenir ciel, ou mer; la chair en quelque sorte sublimée dans un grand mouvement des équinoxes, le rythme des girations célestes.Mordre l’azur et le goûter, c’est goûter l’esprit, si telle chose est possible. Un esprit-substance qui, en dépit d’apparences multiples, fait un avec le corps et le cosmos, comme l’enseigne le Bouddhisme que je pratique.Et, comme Catherine Boudet l’a sans doute perçu, l’azur c’est aussi la couleur du ciel des corps qui me font frémir, de ceux qui sont nés sous des latitudes plus clémentes que celles de France et de Belgique.Une sorte de métaphore qui lie l’homme au monde.Comme tu as pu t’en rendre compte, au centre de mon livre, il y a leshommes.Et l’Homme avec un «grand» H.Le goût de l’azur c’est l’indéfinissable goût de l’homme et du monde comme s’ils ne faisaient qu’un.OK, ça fait un peu pompeux, je l’avoue.

 

Fred Edson Lafortune:Tu as commencé à écrire à partir

Fred Edson Lafortune:Tu as commencé à écrire à partir de quel moment?

Arnaud Delcorte:J’ai écrit mes premiers textes vers l’âge de 18-20 ans (c'est-à-dire il y a très longtemps!) Après coup je me dis que c’était peut-être lié à mon homosexualité non-révélée, dans le sens où je me suis senti à ce moment incapable d’exprimer ouvertement les tempêtes qui agitaient mes océans intérieurs.D’où l’écriture, plutôt comme un journal.Tu sais, 18 ans, la fac, c’est l’âge ou tes copains s’éclatent, draguent et baisent et moi j’étais un peu paumé à l’époque.Mais pour autant, mes premiers textes ne parlaient pas de ces sujets, donc je ne sais pas ce qui en était réellement la cause.J’ai toujours eu un grand plaisir à manier les mots, l’écrit.C’est une fascination qui ne m’a pas quitté.Ça a quelque chose de rigoureux et riche à la fois.A certains moments l’écriture a été une thérapie; à présent, c’est un plaisir.J’ai un peu honte de le dire mais jusque très récemment, je n’ai jamais écrit pour des lecteurs éventuels, juste pour moi.Très égoïstement.

Fred Edson Lafortune:Mais, c'est quoi déjà ta conception de l'écrit, la poésie plus particulièrement?

Arnaud Delcorte:J’ai l’esprit ouvert en ce qui concerne la poésie qui est loin de se limiter au langage.Et si on s’en tient aux mots, pour moi, la poésie va jubilatoirementet sans solution de continuité d’Abou Nawas à Eluard ou Césaire, de Rimbaud à des personnalités contemporaines pas nécessairement identifiées en tant que poètes, comme Abd Al Malik, que je cite d’ailleurs dans mon  livre «Le goût de l'azur cru» et certains «slameurs» ou rappeurs.J’ai vraiment un problème avec les barrières, que ce soit en art ou en sciences, ou même entre l’art et les sciences!Pour moi l’écrit et le «dit», le langage, c’est probablement le lien principal entre les hommes et les femmes, la toile qui les relie et les engage dans la vie.Peut-être pas le seul, mais peut-être bien le plus important.Et la poésie, c’est vraiment la Vénus ou l’Apollon au panthéon du langage.Un fruit juteux à croquer à belles dents.Cependant, la poésie ne peut pas se contenter d’être belle, surtout aujourd’hui.Je pense qu’elle doit aussi être transgressive dans la forme et dans le fond, subversive, dénonciatrice, politique… Et nous, poètes, ne pouvons plus nous permettre le luxe d’être seulement desesthètes. Mais, à vrai dire, un tel luxe a t-il jamais existé?  Aujourd’hui, on sent mieux l’urgence, qui nous bouffe littéralement les c…, et il faut prendre parti, se positionner et agir. Être au monde et pas seulement aux mots.  Indépendamment de l’écriture poétique?  Je ne crois pas.  Nul besoin de faire le grand écart entre la vie et la poésie car elles sont une. Et  indissociables.  L’objet de la poésie, c’est l’homme (la femme) et le monde.  Et pour moi, ça implique, par exemple, questionner les frontières entre les hommes ou les femmes, entre les races et entre les genres. Je cite Mabanckou (dans «Lettre à Jimmy»):

«-Parce que, voyez-vous, moi aussi je suis un homme invisible.  Je suis un blanc, mais en réalité je suis un Noir… Et comme je suis un Blanc, on ne me voit pas, on ne voit pas ma misère puisque je suis du côté de la majorité.  Et depuis, je vis comme ça, dans l’espoir que Dieu me rende ma vraie peau un jour.

Je ne comprends pas…

Vous ne pouvez pas comprendre. Passez me voir demain.

Où?»

Où? Là où «Je croise \La fureur d’une paire d’yeux \L’accident d’un visage \L’oued scarifié d’une lèvre \Vierge \Asséchée \Presque dure».

La poésie francophone actuelle est heureusement multiple et multiculturelle, et elle embrasse les aspects que je viens de citer, mais à mon avis, pas encore assez.Le français devrait être complètement ouvert par rapport au mélange des cultures et des genres.Je tiens d’ailleurs à saluer ici le travail extraordinaire des éditeurs et collaborateurs de la revuePoint-Barre», éditée à Maurice, qui, en matière de mélange, me semblent vraiment aller dans la bonne direction en publiant dans les mêmes pages des textes en créole, anglais, français... avec des auteurs de tous horizons et nationalités.Et il est d’ailleurs étonnant de constater une grande cohérence intellectuelle lorsqu’on feuillète les pages de cette revue.C’est dans ce genre de laboratoire que j’aime travailler.Par ailleurs, j’apprécie vraiment que la langue poétique épouse les nouvelles formes et les nouveaux styles comme le rap ou le slam qui sont eux-mêmes le résultat de métissages complexes où l’oralité et la performance redeviennent premières.Bien que je ne sois pas moi-même un performeur!Mais attention, le choix de la forme conditionne la langue utilisée et même, dans une certaine mesure, le propos. Rien ne sert de conter fleurette en rap. J’aime reprendre cette maxime de Frank Lloyd Wright qui a dit d’ailleurs que l’architecture (organique) estpoésie: «Look with scorn and suspicion upon all efforts to create the beautiful without an underlying sense and knowledge of what constitutes good building, good structure.»  L’enjolivement est inutile en poésie, l’important, c’est l’intégrité, la vérité du verbe.  Et la force du verbe c’est sa capacité à bouger, à évoluer, à constamment se redéfinir. Et avec un contexte et des médias sans cesse changeants, je suis convaincu que la poésie trouvera toujours de nouvelles formes. C’est une des choses qui m’intéressent le plus. La poésie a toujours été le lieu par excellence pour faire évoluer le langage… Tout comme, prosaïquement, l’industrie spatiale tire le développement technologique; encore cette idée du laboratoire de recherche.  Et paradoxalement, il y a aussi l’immobilité du poème, l’immuabilité du poème écrit, qui me fascine.  Comme une sculpture ou, pour refaire écho à Wright, une œuvre architecturale.  Une trace laissée au monde.  J’aime creuser le poème, au moment d’écrire j’ai toujours l’espoir de faire apparaître l’évidence de la beauté pure, ou plutôt qu’elle se révèle à moi.  Il y a bien sûr un aspect mystique dans l’acte de création.  En pratique, dans ma poésie, je laisse une grande place à l’accidentel, aux associations automatiques. J’essaie que le crime ne soit pas prémédité.Avec le temps j’ai développé des techniques pour ça.  

Pour revenir au propos de mon livre,le but n’était pas vraiment de transgresser des interdits, vu que je vis dans un pays ou deux hommes peuvent se marier, et pourtant, il semblerait que le sujet continue à poser problème à beaucoup.C’est amusant de penser qu’il était traité avec peut-être encore plus de liberté et de naturel dans certains cercles du monde musulman, à une époque où en Europe on brûlait les sorcières!Avec''Le Goût...'', j’espère pouvoir faire entrer le lecteur, quelle que soient ses préférences sexuelles,dans l’univers de la -ou des-relations que j’évoque, de l’asseoir pour une heure aux commandes de mon cerveau et de le faire regarder par mes yeux.Je crois que la poésie est un excellent médium pour ce genre d’expérience.

Fred Edson Lafortune:Tu es professeur de physique à l'université à Bruxelles, en quoi la physique a t-elle influencé ton livre?

Arnaud Delcorte: Difficile question… Je ne crois pas qu’elle influence directement mon livre mais, malgré moi, ce background scientifique a probablement un impact sur la structuration de ma pensée et a fortiori sur ma production littéraire.Sur le fond, ma formation scientifique m’apermis de relativiser le degré de connaissance –et de conscience –accessible à l’homme et, au même titre que le Bouddhisme, de me positionner plus précisément en tant qu’être humain au sein de quelque chose qui le dépasse.Et corollairement, elle m’a fait ressentir encore plus le besoin de faire de la poésie.

J’avoue que je considère la poésie comme un outil d’investigation du monde, au même titre que mes recherches scientifiques.Et comme dans toute recherche, je crois que le processus a autant d’importance que le produit final, voire plus.Pour moi, le chercheur et le poète, c’est un peu cette image d'Épinal de l’alchimiste qui cuit, distille, décante, recueille les produits de fermentation et condense les vapeurs, jusqu’à opérer complètement et exactement la transformation recherchée.Mais pour l’écriture, en ce qui me concerne, ce processus d’alchimie est essentiellement inconscient car j’écris la plupart du temps en un seul jet, sans retravailler mes textes par la suite.Ou peu.Je dois être un peu fainéant…Et aussi j’espère apprendre quelque chose de ces bâillements incontrôlés de l’esprit.En réalité, lorsque j’ai commencé à écrire et pendant longtemps, mon but premier a été d’essayer de me comprendre.Est-ce que ce que je dis là a le moindre sens?

 

Fred Edson Lafortune:"Le goût de l'azur cru", est-ce une tentative?

Arnaud Delcorte:Une tentative, oui, on peut dire ça. Tentative d’écrire la substance d’une relation, de l’amour, entre deux hommes en circonscrivant plutôt qu’en décrivant.Un portrait en creux car l’amour –entre hommes ou en général –est, à mon avis, proprement indescriptible par une approche directe.Au lieu de ça j’utilise mes poèmes comme des petits coups de brosse pour tenter de définir une silhouette.Silhouette qui malgré mes efforts reste floue ou mal définie, d’ailleurs.Et ce n’est pas plus mal.Un peu comme certaines peintures de Nathan Oliveira que j’adore.Ça me fait d’ailleurs penser à un grand principe de la physique quantique, le principe d’incertitude d’Heisenberg, ce qui me ramène à ta question précédente.Un avatar de ce principe dit qu’il est impossible de déterminer à la fois exactement la position et la vitesse d’une particule (un électron par exemple).Plus on s’approche d’une détermination exacte de la position, plus la vitesse devient incertaine, au point de devenir «infiniment incertaine». Et vice-versa.De la même manière je crois que tenter de définir précisément les caractéristiques d’une relation, d’un amour, est voué à l’échec (ou à l’ennui!)Tu vois, parfois, la physique microscopique peut rejoindre celle des sentiments… Donc «Le goût de l’azur cru», ce serait une tentative très naïve de faire sens de quelque chose qui peut-être défie le sens, et les sens…Mais sur le chemin, on apprend quelques petites choses!

 

DEUXIEME PARTIE

 

Arnaud Delcorte:Fred Edson Lafortune, "En Nulle Autre": c’est le mystère de la femme indissociable de ceux du monde et de la mort?

 

Fred Edson Lafortune: En tant que poète, j’ai toujours été hanté par l’érotisme. Par cette grande thématique qui a laissé ses empreintes dans la littérature universelle. Mes lectures de quelques grands chefs-d’œuvre tels "Les Crimes de l'amour "de Sade, "Fragments d'un discours amoureux"de Roland Barthes,"l'Amour fou"d’André Breton, "Belle du Seigneur"d’Albert Cohen et pour ne citer que ceux-là,ont beaucoup marqué mes pérégrinations littéraires. En fait, je revendique dans "En Nulle Autre"une esthétique du corps féminin fusionnant avec celle de la musique, la danse, l’espace-temps, la misère, et en quelque sorte l’ésotérisme.

En écrivant "En Nulle Autre", j’ai voulu d’une part rendre hommage au corps féminin, dire de façon particulière ces femmes d’Haïti «tôt se levant pour porter sur leur tête le poids des montagnes, des collines et des rivières». D’autre part, j’ai voulu m’approprier les mystères tels le symbolisme de l’arbre et celui dela pierre.

L’on peut remarquer la pertinence du thème symbolique de l’arbre dans la Bible (l’arbre de la connaissance du bien et du mal), dans les mythes antiques et dans les contes africains et haïtiens (le baobab, le mapou, le bagnan…). L’arbre est à la fois considéré comme le symbole de la mort et de la vie. Dans la paysannerie haïtienne, c'est peut-être le cas dans beaucoup d'autres pays, à la naissance, le cordon ombilical du nouveau-né est généralement enterré avec ou sous un arbre (souvent un cocotier) qui procurera à l'enfant l'attachement symbolique à la terre ancestrale. 

Dans le vodou haïtien, l’arbre joue un rôle très important. Dans chaque temple du vodou, il y aun potomitan (poteau mitan) qui désigne le rapport et la communion entre le sacré et le profane. Il symbolise le péristyle du «hounfor» autour duquel dansent les «hounsis» (initiés).

Ils y posent des offrandes, pendant que des «vévés» sont tracés à même le sol. Le symbolisme de l’arbre apparait très souvent dans

"En Nulle Autre". C’est, àmon avis, une espèce de retour àla terre ancestrale. La terre mère. Celle qui, tel un pilier, supporte les fondements de l’univers.

Le dernier poème de"En Nulle Autre"s’intitule«Rumeur de la pierre». C’est une thématique que je souhaiterais exploiter au maximum dans mes prochains livres. Elle existe dans la littérature maçonnique, on y retrouve dès le premier grade ce symbolisme de la pierre.Ce symbolisme est présent dans de nombreuses traditions comme la tradition chrétienne (tu es pierre et que sur cette pierre je bâtirai mon église), islamique (le pèlerinage des musulmans à la Mecque où ils font sept tours autour de la Kaaba, la pierre noire qui serait un météorite tombé du ciel), et antique. Dans ''En nulle autre'', je parle de la pierre comme pour faire référence au Saint Graal qui serait, tel qu’il est décrit dans Perceval, une pierre dure appelée lapis exillas rappelant la pierre philosophale des alchimistes: «Précieuse est la rumeur de la pierre \Un symbole entre le calice et le sang»

Arnaud Delcorte:C’est très riche cette symbolique de la pierre/œuf philosophal(e), pierre des sages, conjuguant les principes mâle et femelle, et celle de l’arbre/pivot/connexion entre le monde du bas et celui du haut. Ce sont des choses qui résonnent en moi également; pour preuve cet extrait de mon bouquinqui fait écho au tien:

«Pour qu’enfin\Toute rumeur apaisée \La nuit \Scelle de nos sangs \La pierre incendiaire \Du scandale».

 

Il semblerait finalement que nous ayons des préoccupations communes… J’aimerais juste ajouter deux références contemporaines sur lasymbolique de la pierre, source encore-de connaissance et de transformation dans le film culte de Stanley Kubrick «2001 A Space Odyssey»et, une image bien belge, issue du surréalisme, le contresens de cette pierre suspendue tel un nuage dans la toile «Les idées claires» de René Magritte:«

Le vent charrie tes mots\Tresse tes chants\Dans la toile des jours\Des pierres au tableau de nos sens».

 

Moi, je voulais te demander, Fred, un peu perfidement:Pourquoi, aujourd’hui, en 2009, un jeune homme haïtien de 27 ans choisit la poésie pour s’exprimer devant ses contemporains, pour faire face au monde? Est-ce que la poésie «traditionnelle» a encore une place dans ce monde mental du XXIe siècle où est-ce juste une gâterie pour esthètes nostalgiques?

 

Fred Edson Lafortune :A mon avis, ta question met en jeu le rôle du poète et celui de la poésie.C'est à dire la fonction et l'essence même du poète et celles de la poésie. Parfois, je me demande ce que c'est qu'un poète, ou d'une façon plus générale, ce que c'est qu'un auteur. Je pense à une conférence de Michel Foucault, «Qu'est-ce qu'un auteur?», donnée à la Société Française de Philosophie en février 1969. Je pense aussi à un article de Roland Barthes publié en 1968 intitulé «La mort de l'auteur». Je fais allusion à Barthes et à Foucault pour dire que cette question de la notion de l'auteur est l'une des plus contestées dans les études littéraires.Quand je parle ici de l'auteur, je parle de son caractère intentionnel, c'est-à-dire, le rapport qui existerait entre le texte et son auteur. Ou encore la responsabilité que l'on attribue à l'auteursur le sens et la signification du texte. Sans entrer dans ce conflit sur la notion de l'auteur, car il a déjà fait couler beaucoup d'encres, opposant les partisans de l'explication littéraire et les adeptes de l'interprétation littéraire,  je dirais que la puissance  de l'écrit me semble être anonyme, impersonnel. Sans identité aucune. 

J'accorde beaucoup d'importances au langage poétique. C'est pourquoi, je dis que la poésie est l’art total par excellence. C'est la seule voie où l'on peut être dans le délire total. Hurler jusqu'à en perdre haleine. Montrer ses dents. Ses griffes et ses  tripes. La poésie ne se limite pas au seul poème qui est l’une de ses multiples manifestations. Dans un sens plus général, elle englobe toutes les autres formes d’expressions que ce soit la danse, la musique, le théâtre, le cinéma, la peinture, la sculpture… La poésie est esthétique. Paroles. Elle est aussi questionnements, mais ne se limite pas aux questions. Elle est révélatrice. Elle Fait en sorte que nul ne puisse ignorer le pouvoir du verbe. C’est la recherche de cette vérité intime qui fait qu’on rentre en soi-même et cherche le pourquoi de son propre monde. La poésie est apriorisolitude. Elle est l’acceptation et l’affirmation  de ce que l’on est véritablement. Dévoilement de son moi intérieur. Elle est, comme disait T. S. Eliot, «non l'expression d'une personnalité, mais une évasion de la personnalité». 

Je suis poète pour partager au monde mes expériences authentiques de la solitude, de la douleur, de l’amour du verbe et de la chair. Ayant donc la possibilité infinie de choisir, j’ai choisi la poésie comme mode d’expression pour dire autrement le monde et ses magnolias, ses églantines,sa couleur, son odeur, ses sels, ses objets, sa forme, sa joie, ses cataclysmes … Lequel choix définit le sens et l’essence de ma vie. Contrairement à ce que tu penses, je dirais plutôt que ce sont les nouvelles formes et les nouveaux styles tels le rap ou le slam qui ont épousé la langue poétique.  

Il m’arrive quelques fois de chercher ce qui est de la poésie dans la poésie, ou plus généralement, ce qui est de l’art dans l’art. C'est-à-dire ce sans quoi l’art n’est pas ou ne serait pas. Je me souviens avoir fait une telle remarque au Guggenheim à New York dans une exposition de Vassily Kandinsky. A regarder ses toiles, je sens qu’il y a une sorte de transcendance dans le choix et le mariage des couleurs. Mais ce qui me parle dans ses toiles, ce n’est ni l’objet, c'est-à-dire les matériaux utilisés (châssis, qualité des médiums…), ni même la représentation. Ce qui me parle, c’est cette toute autre chose insaisissable, cette complicité entre la représentation et l’objet qui me renvoie au sublime, qui fait que l’art est exactement. Pour la poésie idem.Le poète travaille sur un matériau qui est le langage. Lequel travail donne corps à une parole poétiquement intime, différente de celle des médias, de la communication, du bavardage, du discours scientifique –ce qui, dans son sens empirique, différencie le langage de la parole poétique. La poésie, c’est cette connivence entre le langage/objet et ce que devient cet objet en touchant notre âme. Ce qui fait qu’elle soit sensible. D’une extrême sensibilité. 

 

Arnaud Delcorte::Tu mentionnes le Guggenheim, un bâtiment extraordinaire conçu par Frank Lloyd Wright à la fin de sa vie, une sorte de conque marine qui symbolise pour moi les circonvolutions du cerveau. Bel exemple d’art en architecture, à mon avis.  Moi, j’y ai été frappé par «L’Accordéoniste» de Picasso.  Un accordéoniste cubiste oubien un village berbère envahi par les dunes après une tempête de sable.  Un accordéoniste clairvoyant portant en lui la nostalgie du Grand Sud.  Être capable de provoquer ce genre de révélation qui crée des liens nouveaux comme des synapses entre les mondes et transforme notre façon de penser, de voir au sens rimbaldien, ça pourrait peut-être définir l’art et la poésie. 

Mais revenons à ton livre… Tu penses qu'il y a un"universel" de l'amour?En particulier, vois-tu une différence entre l’amour d’un homme pour une femme ou entre deux personnes du même sexe?

 

Fred Edson Lafortune:Je ne sais pas ce que tu appelles un universel de l’amour. N’y a-t-il pas de nuance entre universel de l’amour et l’amour universel? De toute façon, je pense que l’amour, en tant que concept, peut être abordé sous différents aspects tant qu’au niveau biologique, psychologique, sociologique, philosophique, théologique que psychanalytique…

Concernant le second volet de ta question, je ne vois pas sincèrement trop de différence entre l’amour d’un homme pour une femme ou entre deux personnes du même sexe, bien que je ne sois pas homosexuel.J'ai suivi avec assez d'attention le mouvement homo un peu partout àtravers le monde. Faut dire que chez moi en Haïti, les homos ne s'affichentpas trop ouvertement vu qu'il y a trop d'hypocrisie dans le milieu, une sorte d'auto censure, une peur de s'affirmer ou de s'accepter soi même comme on est. Il faut dire également que l'Haïtien est très homophobe. Je me souviens qu'une vingtaine d'homos ont manifesté à St Marc (Haïti) le 30 novembre 2008 sous le regard stupéfait de plus d'un. Mais, ce n'était pas essentiellement une manifestation d'homos puisqu'elle a été organisée à l'occasion  de la journée nationale du VIH/SIDA. Ce jour-là, sur vingt homosexuels ayant fait le test de dépistage, 18 ont été testé positifs, c'est à dire qu'ils vivent avec le virus dans le sang.

D'un point de vue moral, l'homosexualité fait l'objet d'idées très controversées. Mais la morale, n'est ce pas ces espèces de règles qui font la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal. Des règles qui sont extérieures à nous, à notre nature humaine, c'est à dire construites et imposées par des instituions comme l'église, la société, la culture... Émile Durkeim disait: «quand notre conscience parle, c'est la société qui parle en nous», dans le sens que la morale est acquise. Moi, je me retrouve plus ou moins dans ce que Kant appel «la conscience morale» qui se trouve à l'intérieur de chaque individu. Elle consiste à revenir sur ses actes, les juger et de les examiner. Les juger nous même. Par l'intermédiaire de cette conscience. Bien que pour Freud, le «sur moi», c'est à dire cette conscience morale dont parle Kant, cette capacité que nous avons de juger si c'est bien ou si c'est mal, soit acquise par l'éducation, la sanction... 

Je me réclame donc de la morale kantienne dans le sens qu'elle soit apriori. C'est à dire, tirée de la seule raison. Une morale pure, universelle, nécessaire, indépendante de toute expérience. Chacun pourrait trouver des critères et des principes moraux universels. Partagés par tous. Nous en avons tous dans notre raison.

Une action qui serait en rapport avec ces critères tirés de cette raison pure est dite morale. L'action morale n'est pas jugée de par son but (faire le bien, plaire aux autres...) mais de par sa cause. Ce qui compte, c'est l'intention dans laquelle on agit, en rapport avec les critères moraux universels tirés de notre seule raison.

Du point de vue littéraire, la thématique de l'homosexualité est évoquée par de nombreux auteurs. J’en ai lu plus d'un. J'ai lu ''Billy Budd''d'Herman Melville. J'ai lu, entre autres, ''Feuilles d'herbe'' de Walt Whitman,''Femmes Damnées et Lesbo''de Baudelaire, ''Le Testament d'Oscar Wilde''etj'en passe. Sans oublier ton livre ''Le goût de l'azur cru''que j'apprécie énormément. J'aime beaucoup la franchise, la fougue(aller àla rencontre des garçons sauvages), la sincérité et toute la poésie qui s'y dégage.

La littérature homosexuelle n'est pas enseignée dans les écoles haïtiennes, je pense que c'est peut-être le cas dans beaucoup d'autres pays où les manuels scolaires ont mis en quarantaine la littérature proprement dite homosexuelle. Cependant, j'ai vu à Paris des éditions et des librairies qui sont destinées  essentiellement aux homos. Ce n'est pas seulement à Paris d'ailleurs. Je crois, comme a dit Benoit Pivert, qu'on est sur la voie d'une libération de la parole homosexuelle dans la littérature.


Arnaud Delcorte:Oui, c’est certain, du moins dans le monde occidental. Il faut voir également la floraison d’études sur le sujet qui, dans les librairies américaines, occupent à présent des rayons qui leurs sont dédiés, la place de l’homosexualité dans les «gender studies», le mouvement «queer». 

Fred, qu'est ce qui te pousse à te lever le matin pour écrire?

Fred Edson Lafortune: J’écris pour me réinventer. Je me suis fait un monde dans lequel je vis ma vie de poète et auquel je donne sens. Un monde mien par ma liberté de choisir. Je ne sais pas si c'est moi qui ai choisi l'écriture ou si c'est elle qui m'a choisi. Elle est pour moi une panacée. Un moyen de voyager vers d'autres mondes. Des mondes que j'ai connus mais souvent qui n'existent pas. Chaque poème est le fruit du rapport que j'entretiens avec mon double, avec les choses qui m'entourent. Chaque poème est témoin oculaire de mes vécus, de mes rapports avec le monde qui existe en moi.

Toutefois, s'il y a quelque chose qui me pousse à écrire, je ne le sais pas. Je ne cherche pas nonplus à le savoir. L'inspiration, si elle existe, je n'y crois pas trop. Platon disait que les grands poètes épiques écrivaient par inspiration, qu'ils étaient hors d'eux-mêmes en écrivant. On aurait dit une force extérieure qui chevauche le poète et le pousse au délire poétique. Si tel est le cas, la poésie entant qu'acte de création n'a plus son sens.

La puissance de l'écrit vient de l'intérieur. C'est la part la plus intime de notre intimité même. Il n'y a pas de force extérieure au poète le guidant à faire quoi que ce soit. Il y a tout simplement interaction entre le monde qui nous entoure et celui qui est à l'intérieur de nous.

On écrit en utilisant des techniques d'écritures, ce qui permet à l'écrivain d'en avoir une qui lui est propre. Toute écriture est pour moi solitude. C'est une action personnelle sur laquelle on ne peut pas tricher. On ne peut pas mentir en écriture. Il y en a qui le font malheureusement.  

 

Arnaud Delcorte:Et demain, sur quelles pistes artistiques t’engageras-tu?

Fred Edson Lafortune: Des expériences dans le théâtre, J’en ai déjà fait beaucoup en tant que comédien. J’ai travaillé aussi avec des élèves à Port-au-Prince, en mettant en voix et en espace quelques uns de leurs textes. J’aimerais bien faire une carrière dans la peinture. Pourquoi pas.40

 

Yves Romel Toussaint

&

Arnaud Delcorte

Belle Photo de Yves Romel

Entretiens, 2012.

 

 

 

YRT: Arnaud Delcorte, vous n’êtes pas habitué à venir en Haïti ?

AD : C'est le moins qu'on puisse dire. Je suis déjà allé en Amérique Centrale et du Nord mais pas en Haïti.

YRT : Comment avez-vous écrit Ecume noire ?

AD : Ce sont des textes qui sont venus sur une période de quelques années, dans des styles assez variés (les 4 parties sont très différentes), mais que j'ai décidé de réunir sous un même chapeau, avec ce concept de l'écume qui est multi-sens, l'écume de la mer, l'écume de la rage ou de la folie, etc.

La première partie est militante, c'est plutôt l'écume aux lèvres de la colère. Dans les autres il y a celle du plaisir, celle de l'océan, et puis en quelque sorte celle des jours, comme Vian, de la dispersion de l'être aux quatre points cardinaux, comme les embruns emportés par le vent.

Mon nouveau recueil, Ogo, est assez différent. Il interroge l'humanité, la spiritualité, le sens, en s'ancrant dans les mythes fondateurs de différents peuples.

Ogo c'est l'homme, que je décline aussi en quatre figures: le guerrier ; le fou ; l'amant ; le passeur.

YRT : L'amour est-il présent dans vos textes ?

AD : Oui bien entendu, l'amour et le désir, le plaisir. Des thèmes qui reviennent souvent. Et comme j'aime les hommes, il s'agit souvent de l'amour des hommes, mais je ne suis pas exclusif.

Dans Ecume noire toute la seconde partie est centrée là-dessus, sous la forme de rencontres qui m'ont inspiré ces courts poèmes.

Mon premier recueil était aussi sur ces thèmes.

 YRT : A quelle poésie êtesvous le plus sensible ?

AD : Ok moi j'aime beaucoup de choses mais Rimbaud est mon favori, dans la « Saison en enfer » et aussi les « Illuminations »; c'est carrément prophétique.

Je suis fan de Césaire aussi, pour moi Césaire était le plus grand en vie il y a quelques années; Eluard, les surréalistes, mais aussi les écrivains de la beat generation aux US, Kerouac, etc.

Il y aurait beaucoup de monde à citer!

Et chez vous aujourd'hui il y a beaucoup de talents qui éclosent. J'ai un faible pour James Noel que je trouve original et entier dans ses écrits, comme sa personnalité d'ailleurs, une entièreté qui englobe la complexité.

YRT : Il y a toujours une musique dans vos écrits. La musicalité des mots est-elle importante ?

AD : La musique, et bien c'est une musique silencieuse qui se joue dans ma tête lorsque j'écris car je ne lis jamais mes textes à voix haute, curieusement.

YRT : Et par contre, plusieurs voix comme plusieurs points de vue. Pourquoi ces kaléidoscopes ? Est-ce une façon de dire que le monde, extérieur comme intérieur, est multiple

AD : Pour poursuivre avec la musique des mots, c'est en effet très important pour moi. J'écoute d'ailleurs constamment de la musique, de Gilberto Gil à Ryuichi Sakamoto, de Baaba Maal à Massive Attack ou de David Sylvian à Ben Harper. Et du français, Murat, Aaron, Abd el Malik. De la même manière mes textes doivent avoir une mélodie et un rythme qui coule ou qui casse, mais qui ne laisse pas insensible.

A ta question : "Plusieurs voix comme plusieurs points de vue."

Je suis amoureux de la diversité. Dans Ecume noire il y a en effet beaucoup de variété (quel horrible mot !), des choses frontales, des poèmes plus lyriques et aussi des textes courts, parfois méditatifs ; d’ailleurs l’éditeur avait relevé un certain manque de cohérence de l’ensemble au début. Moi j’aime cela car ça procure aussi de la richesse, et puis je suis une personnalité à géométrie variable. Suivant les humeurs du moment, je peux écrire des choses très différentes. C’est ça qui constitue ma personnalité et que le recueil reflète. Cela ne me semble pas être un problème. Pourquoi devrait-on rester bien rangés dans des petites cases ?

Dans ce sens c’est plus un reflet du monde intérieur que du monde réel. Mais lui aussi est prodigieusement multiple, c’est évident.

YRT : Etes-vous intéressé par la musicalité poétique Haïtienne?

AD : Oui bien entendu et elle est très différente suivant les auteurs, toi, Watson Charles, Wébert, James Noel, Lafortune, Orélien, etc., pour ne mentionner que quelques auteurs de la jeune génération. J'ai même du mal à trouver une musique commune tant les talents sont variés. Il y a cependant des points communs dans la façon d'utiliser la langue, de lui tordre le cou et dans l'audace de certaines associations ou syntaxes. Une audace de style qui manque de plus en plus dans nos pays froids comme la France ou la Belgique. Il y a aussi évidemment des spécificités liées au Créole ou des références fréquentes au Vaudou. Mais de mon point de vue ça va bien plus loin qu'une image d'exotisme. C'est une refonte de la langue qui est salvatrice.

Je pense simplement que la poésie francophone la plus intéressante provient souvent des "marches de l'empire". L'Afrique, les Caraïbes, Les iles de l'océan Indien...

Pour moi l'expérience Point Barre était passionnante à ce titre; et en plus la revue mélange les langues, anglais, français, créole...

YRT:Est-ce parce que les gens viennent avec leurs racines ?

AD : C-à-d si je te comprends bien est-ce ça qui rend la poésie plus intéressante?

Les gens viennent toujours avec leurs racines, mais dans le milieu de la poésie francophone d'Europe, les racines sont communes et les mariages sont devenus consanguins. Du coup le résultat est parfois un peu navrant, mais bon, je ne veux pas critiquer, je viens de là.

Il y a aussi le problème de l'exception culturelle française, de ce français que beaucoup ne veulent pas voir mélangé ou acculturé. Moi j'aime utiliser des mots d'anglais, d'espagnol, d'arabe ou, si je pouvais, de japonais. Il ne faut pas avoir peur de la nouveauté, des emprunts, etc. Ils enrichissent. Et pas seulement les mots, pourquoi ne pas faire évoluer les tournures, les syntaxes, par petits coups bien placés.

Ne fut-ce que pour la musique.

YRT : Existe-t-il une définition propre à la poésie contemporaine ?

AD : Je ne peux répondre à cette question, je ne suis pas prof de littérature, mais de physique! Je pourrais plus facilement te parler de la définition des quantas.

Mais comme son nom l'indique, la poésie contemporaine est définie par ce qui s'écrit aujourd'hui, par toi, par moi,

 et par tous nos camarades poètes, à nous de la définir, donc!

YRT : Pouvez-vous nous dire comment vous est venu le superbe titre de L'Ecume noire ? Avez-vous trouvé ce titre avant ou bien après l'écriture de votre livre ?

AD : Merci du compliment. Le titre est venu après. Mais le mot écume est un de mes favoris, il revient souvent dans ma poésie; il a la beauté de la mer et de l'éphémère.

Voilà. Donc le titre c'est ce concept que j'expliquais plus tôt et qui m'a semblé à même d'unifier le recueil. L'écume multiforme dont je vais jusqu'à reproduire la définition du dico au début du livre. Un recueil qui va de l'indignation et de la colère, aux plaisirs de la chair et à l'apaisement; du sensuel à l'évanescence. Sans vouloir faire cours, cette écume au sommet des vagues, du point de vue physique, c'est une construction belle et complexe qui est créée et détruite à chaque instant, chaotiquement, toujours différente et toujours renouvelée, comme des châteaux de sables ou des échafaudages de pensées.

Et Noire, et bien... c'est parce que j'aime le Noir, tout simplement. Black is beautiful.

Mais à la vérité c'est aussi lié aux connotations moins positives de l'adjectif noir, comme dans misère noire ou colère noire. Et bien sûr l'image de la marée noire... L'association avec écume et la multiplicité des significations et connotations engendrées me plaisait (et me plait toujours).

A noter que j'ai eu la grande chance de recevoir une préface d'Ananda Devi, une écrivaine fascinante. Je l'en remercie.

YRT : Pour finir cette interview, pourriez-vous partager avec nos lecteurs ces mots que vous aimez, qui sont bons et intelligents. Autrement dit qui viennent avec l'image de la marée noire?

AD : Ta question m'interloque. Je ne vois pas de mots bons et intelligents venant avec l'image de la marée noire, seulement du dépit et de la tristesse; une marée noire c'est pas joli joli, sauf si c'est une marée humaine, et encore.

Tu pourrais reformuler ta question? J'ai peut-être mal compris. Je peux te mettre quelques lignes du poème "La mer", mais il est assez dur.

YRT : Est-il toujours vrai que « les mots vous piègent et vous libèrent ? » Les mots sont-ils des dangers ? Faut-il toujours s'en méfier ?

AD : Les mots sont des boites de Pandore, dans la mesure où ils sont les outils de notre communication, ils recèlent la richesse et parfois aussi la pomme de discorde. En particulier le mot Noir, qui comme on le sait est très chargé et extrêmement connoté, ce n'est pas à toi que je dois le rappeler. Certains mots sont à manier avec précaution, avec précision, pour éviter d'être mal compris. Moi je joue plutôt sur leur polysémie en laissant ouvertes toutes les interprétations. Ce faisant j'espère qu'on ne me tombera pas dessus en me reprochant d'avoir dit des choses que je n'ai pas eu l'intention de dire. Par mégarde, par naïveté ou simplement par générosité. Comme dans "Ecume Noire".

YRT : Merci Arnaud Delcorte. Au plaisir de vous entretenir.

AD : Le plaisir est pour moi.

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